mise à jour 2008/08/19

 

 

André Chastel

 

L'invention de l'inventaire : éditorial

La Revue de l'Art, Paris : CNRS, 1990, n°87, p. 5-11

 

 


Les journées d'études sur la création du ministère de la Culture, à l'occasion de son trentième anniversaire, se sont déroulées à Paris, à la Bibliothèque nationale, les 30 novembre et 1er décembre 1989. La communication du Professeur André Chastel, présentée ici, fait partie des actes de ces journées, organisées par le département des études et de la prospective du ministère de la culture et de la communication (2, rue Jean Lantier, 75001 paris). Ces actes seront publiés courant 1990 par la Documentation française.

Le souhait d'un « inventaire général » des biens culturels est ancien. Il est apparu à l'époque des « Lumières » et c'est probablement cet aspect de rationalité généreuse, de doctrine « éclairée » à forte ambition sociale et nationale, qui a convaincu Malraux, il y a vingt-sept ou vingt-huit ans. Sous l'action des académies de province, on procédait vers 1770/80 à des tours d'horizon parfois publiés sous le titre ingrat de statistique ; on y mentionnait, à côté des ressources agricoles, économiques... des ouvrages historiques intéressants et même certaines beautés naturelles. Quelque chose d'infime mais novateur, dans la mesure où il n'était pas d'usage d'attacher une importance autre qu'anecdotique aux édifices et aux oeuvres d'art dans l'ancienne France. On n'observe guère dans notre pays cet attachement spontané à leur égard qui existe dans d'autres contrées. Si les choses ont peu changé ces derniers temps, c'est à cause d'un « rattrapage » culturel, où une entreprise comme l'Inventaire général a sans doute sa part.

On dirait que les Français s'intéressent surtout aux monuments et au décor de leur espace quand le malheur des temps les ruine et nous en prive. Comme le terme même de nation, la notion de patrimoine et la nécessité d'en tenir compte mûrirent rapidement à travers les soubresauts de l'époque révolutionnaire, on le sait. Après le 10 août 1792, les citoyens avertis se firent un devoir de supprimer les emblèmes de la monarchie sur les portes de ville, les places, les bâtiments publics, sans parler des statues abattues, des tombeaux profanés. Mais il y avait une difficulté, qu'énonça un décret de septembre 1792, très intéressant pour nous : il faut détruire les souvenirs du despotisme, mais « préserver et conserver honorablement les chefs-d'oeuvre des arts, si dignes d'occuper les loisirs et embellir le territoire d'un peuple libre ». Cette distinction n'allait pas - ou allait peu - dans le sens de l'instinct général. Plusieurs Jacobins, dont l'illustre abbé Grégoire, virent très tôt que l'église et le château étant en France des repères visuels primordiaux, tout risquait de voler en éclats, si l'on s'employait - comme ceux qu'il nommait les furieux (les enragés) - à effacer tout vestige de l'oppression et de la superstition. Dans aucun autre pays au monde, une telle question ne s'est posée avec tant de sérieux.

L'idée de l'Inventaire général dans tout cela ? Elle progressait par la force des choses. Dans les dépôts s'entassaient les trésors des couvents et des biens confisqués aux émigrés. Un déménagement général précédait l'Inventaire général qui était d'abord une sorte d' « inventaire après décès » des deux ordres disparus. Dans les listes qu'on a pu retrouver et même dans les catalogues sommaires des musées qui se constituaient, les notices sont loin d'être satisfaisantes, mais les esprits commençaient à se saisir du problème et comprenaient sa généralité. Je retiendrai une déclaration frappante faite par un rapporteur à la Convention de 1794 : « Les monuments et les antiquités, restent intéressants, épargnés et consacrés par le temps, que le temps semble nous donner encore, parce qu'il ne les détruit pas, que l'histoire consulte, que les arts étudient, que le philosophe observe, que nos yeux aiment à fixer avec ce genre d'intérêt qu'inspirent même la vieillesse des choses et tout ce qui donne une sorte d'existence au passé, ont été les objets des inventaires et des recherches de la commission des arts ».

Tous les termes de cette analyse - digne de Chateaubriand - seraient à méditer. Ce bilan trop optimiste d'une expérience précipitée, donnait la dimension quasi-philosophique d'une tâche qui allait dorénavant s'imposer, comme un devoir, souvent comme un rêve, parfois comme un cauchemar, aux autorités du pays, avant d'être réalisée cent soixante-huit ans plus tard, grâce à André Malraux.

Le malheur des destructions fait naître un sentiment d'urgence ; que ce soit la guerre civile, la guerre, ou l'expansion industrielle, l'aménagement, la modernisation, qui ravagent une ville ou des provinces, on s'exclame : que n'a-t-on convenablement relevé et enregistré tout cela ! Mais un sentiment d'impuissance scientifique saisissait ceux qui s'emparaient du problème, les fonctionnaires de Guizot, après les appels au secours de Montalembert et de Hugo : comment reconnaître, classer, illustrer les milliers d'édifices et d'objets dignes d'attention ? On y mettra bien deux cents ans, ironisait Mérimée. On pouvait concevoir un service de protection des monuments historiques, mais l'idée d'un recensement méthodique s'éteignit d'elle-même comme une utopie. Après les années terribles de 1870-71, Chennevières relança courageusement l'entreprise ; quelques volumes parurent, mais le grand programme tourna court : les Sociétés historiques de province suffiraient à la tâche, ou les cercles d'amateurs. Les classements se faisant un peu trop au hasard, on finit par instituer un modeste « casier archéologique » alimenté par des bénévoles ou presque. Malheureusement les pays voisins ne procédaient pas ainsi. Après 1945 il était facile de voir que les instituts de culture et d'histoire en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Allemagne se partageaient déjà les enquêtes sur l'art français que notre carence laissait libres. L'université toute nouvelle de la Sarre avait mis en route l'inventaire systématique de la sculpture en Lorraine. Je crois que le jour où Marcel Aubert et moi-même avons exposé la situation, André Malraux a mesuré l'enjeu.

C'est au cours des réunions de la section des Monuments historiques dans le cadre du IVe Plan que fut évoquée pour la première fois en 1960 la nécessité de reprendre le projet tant de fois avorté d'une enquête fondamentale, en la dotant de moyens modernes. Cette proposition pris place dans la loi du IVe Plan de 1962 ; le décret instituant l'Inventaire général, ou plus exactement la « Commission nationale chargée de l'Inventaire général des monuments et oeuvres d'art de la France », fut publié en 1964, après une mise en forme administrative minutieuse due à Jean Autin et à son collaborateur Delarozière qui devint le premier secrétaire général de l'Inventaire. Julien Cain en prit la présidence. Quand on me la confia à la mort de celui-ci, je ne manquai pas de m'adresser à mon ami Francis Salet pour lui demander de bien vouloir intervenir comme vice-président.

La finalité de l'entreprise avait été rendue explicite : identifier tout ce qui est repérable sur le terrain, de manière à provoquer une prise de conscience des populations intéressées ; étudier et classer, selon les techniques les plus performantes, édifices et objets, de manière à les introduire dans la mémoire nationale : exploiter le thesaurus ainsi élaboré en fournissant une documentation renouvelée 1. aux administrations, trop souvent dotées de dossiers insuffisants, 2. aux enquêtes des services d'aménagement, si souvent ignorantes des gisements archéologiques, 3. à l'histoire régionale et nationale, 4. à l'enseignement, 5. aux loisirs. Pour comprendre la signification profonde de ce programme et l'efficacité de son déploiement, il suffit d'observer ce qui s'est passé dans les deux premières commissions régionales instituées : l'Alsace, et la Bretagne. Dans cette dernière, en particulier, l'oeuvre du savant et de l'animateur exemplaire qu'a été le regretté André Mussat a répondu à toutes ces exigences.

Le jour où il inaugura la commission nationale, le 14 avril 1964, Malraux semblait un prestidigitateur ; son discours incantatoire porta d'emblée l'entreprise au niveau des grandes aventures de l'esprit. Julien Cain était ravi. Dans les mois qui suivirent, Malraux eut plusieurs fois l'occasion de déclarer à l'Assemblée : nous avons un Inventaire. Cette assurance était encourageante mais elle faisait trembler : sur une vingtaine de régions, nous avions eu de quoi en définir, en équiper, en doter d'un minimum de personnel et de matériel, deux seulement, Alsace et Bretagne, et situées à dessein aux deux extrémités est et ouest du pays, qui sont des territoires particulièrement conscients de leur patrimoine. Ce fut le commencement d'une longue marche : on créait une ou deux commissions par an ; on choisissait les régions où des conservateurs d'archives ou des universitaires se déclaraient prêts à engager ces travaux novateurs, sûrs de trouver le personnel adéquat et de bénéficier du concours des savants locaux, surtout si l'on pouvait vraiment exhiber un peu de matériel (une camionnette), recruter un vrai photographe et entretenir un ou deux agents, tout le reste étant, bien entendu, parfaitement bénévole. Il fallait en même temps définir puis affiner la méthode, et mener des opérations, c'est-à-dire de vraies stations sur le terrain, avec l'accord, parfois la compagnie du conseil municipal, devant les gamins et les braves gens ébahis qu'on s'intéresse à leurs demeures, à leurs calvaires, à leurs fontaines, qu'ils n'auraient jamais cru si intéressants. Maintenant, on le saura, disaient-ils. Il y a toute une chronique des années initiales de l'Inventaire ; je ne verrais aucun inconvénient à ce que cela devînt une manière de légende.

L'Inventaire général doit être compris comme une énorme masse d'informations. Les publications - dont on va parler - n'en sont qu'une des manifestations. Par sa vocation descriptive et savante, l'Inventaire ne peut se confondre avec le service des Monuments historiques et ne comporte dans ses interventions aucune démarche de protection ou autre : sa première publication, le Canton de Carhaix-Plouguer, a enregistré pour toujours bon nombre d'ouvrages typiques : ponts, granges... qui ont disparu depuis. L'Inventaire est donc une entreprise globale. Si l'on a précisé d'emblée que les biens privés ne seraient pris en compte qu'avec l'accord des propriétaires, les demeures sont toujours signalées dans le contexte qui les éclaire.

Dès l'origine, l'organisation répondait à deux principes, qui anticipaient l'évolution à venir :

1° décentralisation complète : l'exploration utile du patrimoine (pris au sens le plus large) ne peut être que régionale. D'où la création de commissions régionales dotées d'un vice-président (scientifique) sous l'autorité (nominale) du préfet. Ces commissions faisaient appel à des personnalités extérieures à l'administration, et pouvaient ainsi animer le milieu provincial. J'ai été consterné d'apprendre qu'elles avaient été supprimées lors de la refonte des structures régionales en 1985-86. L'Inventaire y a perdu ses antennes originales.

techniques modernes : recours illimité à la photographie ; établissement d'ateliers modèles de cartographie, de dessin architectural, de photogrammétrie. Devant la masse prévisible des données, on a préconisé vers 1970 un recours systématique à l'ordinateur, ce qui a ouvert la voie à la modernisation des moyens du ministère. Mais le problème était et reste toujours d'alimenter suffisamment la machine pour justifier son emploi. Je me demande s'il ne serait pas sage, pour éviter l'accumulation de dossiers manuscrits qui attendent d'être absorbés par l'ordinateur, d'utiliser une sorte d' « ordinateur de campagne » qui permettrait, aux mains d'agents exercés, une saisie directe des données. A étudier.

Expositions et publications. L'entreprise ayant mis vingt ans à s'établir dans l'ensemble du territoire, on observe une progression régulière et satisfaisante de ces manifestations jumelées. Je n'oublierai jamais l'effet tonique et le charme convaincant de la présentation en 1983, à l'abbaye de l'Epau (dans la Sarthe) superbement restaurée, du volume consacré à la Ferté-Bernard. Il y a eu et il faut qu'il y ait toujours dans les provinces, des fêtes de ce genre qui confirment le sens élevé de l'entreprise. Mais il manque à la panoplie le plus puissant des médias : la télévision. Nous n'avons jamais pu obtenir qu'un créneau ou même le temps d'un clip fût réservé à l'Inventaire. Quant à la presse, tout le monde peut constater qu'elle s'anime davantage - et assez platement - pour les prix-record des tableaux que pour la découverte de mosaïques carolingiennes ou de sublimes statues romanes.

Le total imposant de 260 titres - que M. Centlivre a bien voulu me communiquer - et la diversité des rubriques indique bien que le publications se sont ouvertes dans plusieurs directions au fur et à mesure des besoins. Ainsi les Images du Patrimoine, livrets-album un peu plus faciles, répondent aux demandes légitimes des autorités locales. Mais je voudrais accorder une attention particulière aux ouvrages qui exigent des chercheurs le plus de réflexion et le plus de peine : les dix-sept grands volumes de l'Inventaire dit « topographique » qui représentent le degré le plus fin possible de l'analyse dans son contexte géographique ; d'autre part les cinq grands titres des « principes d'analyse scientifique » - intitulé un peu pompeux, sans doute, pour désigner des vocabulaires et des instruments de travail. Il faut souligner qu'il n'existait rien de tel au monde, que ces manuels ont fait date, que ce furent des succès de librairie et que ces réalisations assurent à notre pays un titre durable à la tête des entreprises mondiales.

Un accord passé avec l'Imprimerie nationale a permis ces grandes publications, d'une qualité typographique et d'une fabrication assez exceptionnelles, mais fatalement assez onéreuses. Ce qui, en revanche, est accessible à tous, c'est la documentation consultable par le public. Nous avions pensé établir des bureaux d'information à base de vidéo-fiches au siège des commissions régionales ; ils ont été installés dans les Directions régionales des affaires culturelles : actuellement ces centres existent dans quatorze régions, bientôt, m'assure-t-on, dans les vingt-deux régions.

La force et l'originalité de l'Inventaire général tiennent au travail sur le terrain, à la visite attentive des oeuvres et des sites. L'expérience a montré qu'il ne suffit pas de hautes qualités intellectuelles pour réussir dans ces travaux et il y aurait des conséquences à en tirer pour le concours de recrutement : un minimum de connaissances pratiques - photographie, dessin, dactylographie, conduite des voiture, connaissance de la campagne et de ses usages ... devrait certainement être exigé des futurs agents. Ils ne peuvent être des fonctionnaires ordinaires.

Au cours de son déploiement complet, l'Inventaire général a été amené à attirer l'attention sur deux ordres de réalité architecturale généralement négligés. D'abord l'architecture mineure (la notion avait cours depuis longtemps en Italie), c'est-à-dire les constructions d'ordinaire sans date ni auteur qui constituent, en quelque sorte, le tissu urbain naturel, ce qui fait la physionomie propre des bourgs et des villes. Une superbe enquête sur le Pays d'Aigues en Provence, parue, en 1981 dans la série topographiqe a montré avec une précision parfaite comment s'exprime ainsi le terroir. D'autre part, l'architecture industrielle, objet d'une soudaine promotion historique, a été prise en considération, comme il est normal pour tout ce qui, devenant obsolète, est voué à l'oubli et à la disparition. Comme d'habitude, toute une méthode d'approche a dû être élaborée, en liaison avec les secteurs de recherche technique et sociologique intéressés. On peut se demander en outre si, les années et les générations passant, il ne serait pas raisonnable d'étendre la saisie du patrimoine à de nombreux aspects du XIXe et du XXe siècles ; la limite inférieure de l'Inventaire général est toujours à repenser.

A l'époque où la Commission nationale dépendait directement du Cabinet ministériel, on avait esquissé un projet qui visait à prolonger l'entreprise par une sorte de musée de l'architecture et de l'espace français qui en aurait été l'un des aboutissements. On avait songé avec le regretté Louis Grodecki à tirer parti du formidable ensemble des Plans en relief, dont l'essentiel remonte, comme on sait, à Louis XIV. Ce musée nouveau se serait servi de maquettes spécialement fabriquées ou collectées, dont on connaît le pouvoir pédagogique. Il aurait été installé dans les Petites Ecuries à Versailles, alors vacantes. Une autre manifestation de l'Inventaire général en somme. Il en fut décidé autrement, et je préfère ne pas commenter la situation présente de la collection des plans, ni l'état du merveilleux édifice de Louis XIV.

Les expériences acquises par le service et les normes qu'il avait étudiées ont eu très tôt un certain retentissement international. Il suffit de rappeler avec quel intérêt les entreprises plus ou moins similaires de l'Europe - entendue au sens qu'il convient, puisque l'Autriche, la Hongrie, la Pologne, la Yougoslavie, étaient présentes - se sont rendues en 1980 à un grand colloque magistralement organisé par la Commission d'Alsace à Obernai-Bischoffsheim dans le Bas-Rhin. Le recueil des Actes a été publié en 1984. Il est clair, je crois, que cette initiative doit être reprise. L'année 1992 devrait en être l'occasion. Il serait peu excusable de manquer ce rendez-vous.