mise à jour 2008/08/19

 

André Malraux,

Discours d'installation de la Commission nationale de l'Inventaire,

14 avril 1964, extraits publiés dans un document de présentation de l'Inventaire, 1994, p. 3-4


Nous écartons, nous aussi, les oeuvres que nous ne voyons pas. Mais que nous puissions ne pas les voir, nous le savons, et sommes les premiers à le faire ; et nous connaissons le piège de l'idée de maladresse. Si bien que nous ne tentons plus un inventaire des formes conduit par la valeur connue : beauté, expression, etc. qui orientait la recherche ou la résurrection, mais, à quelques égards, le contraire : pour la première fois, la recherche, devenue son objet propre, fait de l'art une valeur à découvrir, l'objet d'une question fondamentale.

Et c'est pourquoi nous espérons mener à bien ce qui ne put l'être pendant cent cinquante ans : l'inventaire des richesses artistiques de la France est devenu une aventure de l'esprit.

De ce qu'est une telle entreprise, de l'effort et de la méthode qu'elle exige, M. André Chastel dit ici ce qui devait être dit. Et de « l'habitude mentale nouvelle » sur laquelle elle se fonde - en la développant... Ce nationalisme artistique local, cette volonté de sauver les oeuvres que l'on peut sauver, et de garder trace des autres, ne sont pas nouveaux à proprement parler ; mais nous les rencontrons dans des conditions nouvelles et nous savons, au moment où nous entreprenons cet inventaire - destiné par la nature de nos arts à être le plus divers de tous - qu'il sera très différent de ce qu'il eût été au siècle dernier, et même lorsque furent entrepris quelques-uns des inventaires étrangers. Il apporte beaucoup plus qu'une sorte de cadastre artistique, un complément de ce qui existe dans son domaine ; le tout n'est pas seulement ici la somme de ses parties. En même temps qu'il apporte à nos connaissances un complément fort étendu, il suggère une mise en question, sans précédent, des valeurs sur lesquelles ces connaissance se fondent.

Les objets d'archéologie peuvent être définis en tant que témoins. On les rassemble selon des méthodes d'ordre scientifique, ou qui tentent de l'être. L'inscription inconnue rejoint l'inscription connue, et le morceau d'architrave, la colonne mutilée. Il n'en va pas de même des oeuvres d'art. Au musée, dans notre mémoire, dans nos inventaires, l'objet inconnu, depuis un siècle rejoint moins l'objet connu, que l'oeuvre dédaignée ne rejoint l'oeuvre admirée. L'inventaire qui rassemblait les statues romaines de Provence n'était pas de même nature que celui qui leur ajoute les têtes de Roquepertuse et d'Entremont.

Il ne s'agit pas seulement d'une « évolution du goût ». (Evolution d'ailleurs troublante, comme celle de la mode, car nul n'a expliqué ce qui pousse les hommes à être barbus sous Agamemnon, Henri IV et Fallières, et rasés sous Alexandre ou Louis XV). Ce n'est pas seulement le goût qui, dans les inventaires, ajoute les statues romanes aux statues romaines, et les oeuvres gothiques aux oeuvres romanes, avant de leur ajouter les têtes d'Entremont. Mais ce ne sont pas non plus les découvertes, car les oeuvres gothiques n'étaient point inconnues : elles n'étaient qu'invisibles. Les hommes qui recouvrirent le tympan d'Autun ne le voyaient pas, du moins en tant qu'oeuvre d'art. Pour que l'oeuvre soit inventoriée, il faut qu'elle soit devenue visible. Et elle n'échappe pas à la nuit par la lumière qui l'éclaire comme elle éclaire les roches, mais par les valeurs qui l'éclairaient comme elles ont toujours éclairé les formes délivrées de la confusion universelle. Tout inventaire artistique est ordonné par des valeurs ; il n'est pas le résultat d'une énumération, mais d'un filtrage.

 


A. Malraux